jeudi 15 juin 2017

La chute… Chronique d’un burn out annoncé…




On se croise dans la rue, dans les couloirs… L’air de rien…
Qui sait ce qui se cache derrière le regard de Rachel, l’infirmière toujours tellement présente ?

Depuis des mois, des années, Rachel a de plus en plus de patients et de moins en moins de collègues dans son service. Elle aime son métier et veut donner du temps à chacun. Les patients souffrent, sont là parce qu’ils vont mal, par définition, et elle est là pour qu’ils aillent mieux, ou un peu moins mal.

Au début de sa carrière, elle pouvait parler avec eux, écouter leur souffrance, les rassurer, les « materner » un peu, dans cet univers hostile où ils ont mal, où ils ont peur… C’était il y a presque 20 ans… Comme cela paraît loin… Elle se souvient des souffrances entendues, des longues détresses… Son service s’occupe des personnes atteintes de problèmes neurologiques… Des gens entre la vie et la mort parfois… Les AVC, qui arrivent en pleine panique (quand ils sont conscients), et repartent (quand ils repartent) abîmés par cet incident inacceptable, démunis d’une partie de leur être, du langage, de la mobilité… Tant de souffrances à accompagner vers un tout petit mieux…

Elle est le point fixe et stable dans ce service. Elle a vu défiler des jeunes, des stagiaires, infirmiers ou médecins, qui sont partis voir ailleurs, c’est dur de côtoyer la destruction sans pouvoir tout résoudre. Plus facile d’opérer, remettre sur pieds et faire sortir un patient réparé, comme neuf.
Elle, elle s’accroche. Elle a toujours aimé faire face et accompagner les plus désespérés.

Jusqu’à maintenant, elle s’accroche.



Elles ne sont plus que trois pour tout le service. Dont deux qui « tournent » régulièrement, et ne sont pas au courant des pratiques. Il faut tout leur apprendre. Et depuis quelque temps, cela la fatigue, de toujours réapprendre les bases à des gens qui partent. Ces deux « autres » qui n’ont pas d’identité durable sont des poids plus que des aides. Elle doit porter leur désarroi puis les voir partir.
L’hôpital de la petite ville voisine a fermé l’an passé.
Plus de patients, et elles sont toujours 3… Dont elle, seule à tenir la barre.

Plus de patients, qui défilent, vite. Il faut aller vite.
Il y a deux mois, elle était convoquée par l’administration. Elle prend trop de temps pour donner les traitements, trop de temps pour écouter chaque patient.
Il faut aller vite, plus vite, sinon…
C’est la première fois qu’on lui « fait le coup » du « sinon »…

Elle va déjà plus vite, puisqu’il y a trop de monde à s’occuper, que tous ces gens l’appellent de tous côtés ? Que lui reproche-t-on ?
Les patients, depuis deux ou trois ans, elle les connaît de moins en moins. Ce n’est plus Monsieur A.,  c’est « celui de la chambre 22 », pas le temps de connaître leur histoire, les autres attendent, et appellent, et ses deux collègues sont démunies.

Et là, on lui dit « plus vite, sinon… »

Remarquez, ça a son avantage de passer moins de temps avec les patients. On ne s’attache pas. Quand ça finit mal, on a l’estomac moins serré. Ce sont des passants plus que des patients…
Et puis elle n’est pas leur mère.
C’est bizarre de se dire ça… « Je ne suis pas leur mère ». Avant, elle aimait bien les materner un peu. Ils étaient sa famille. Elle n’a pas d’enfants. Pas eu le temps, pas pensé. Et trop tard.

C’est vrai que c’est plus simple de prendre du recul.
Et les nuits sans sommeil à se retourner le cerveau pour M. B. qui ne marchera plus, ça suffit de se rendre malade pour les autres !… Et puis il était temps qu’elle prenne des cachets, tout le monde en prend de toute façon, ce n’est pas bien méchant ! Et au moins elle se pose moins de questions.

C’est vrai que le matin elle n’a pas envie. Pas envie de courir d’une chambre à l’autre, de les entendre geindre, tous, et de ne rien pouvoir faire. Parce que c’est ça le problème : elle ne sert à rien, tout bien réfléchi. Elle ou une autre… Machine à distribuer les cachets, prendre la tension, et au suivant. Et puis elle n’en peut plus de ces appels, ces chambres qui sonnent, et clignotent, elle n’est pas élastique, elle ne peut pas être partout !
On dirait qu’ils le font exprès depuis quelque temps, ils se plaignent, la critiquent… Tout le monde la critique d’ailleurs, ses collègues qui ne comprennent rien à ce qu’elle essaie de leur apprendre, ses chefs, les patients qui la trouvent « méchante, elle a bien changé la petite Rachel, ça lui est monté à la tête de passer chef de service »… Sauf qu’elle n’a rien demandé, elle. C’est de la paperasse, en plus de tout le reste, elle croule sous la paperasse.

Et là, on lui fait le coup du « Il faut aller plus vite, sinon……… »
Pour la peine en sortant, elle n’est pas rentrée ! Un petit tour par le café du coin, et quelques verres… Pour se remonter le moral.
C’est devenu son petit rituel à elle, le café, les petits verres qui font du bien… Heureusement qu’elle a ça, parce que sa vie la saoule…

Hier elle a donné son traitement au type de la 22… Elle n’est plus tout à fait sûre que c’était bien le traitement du type de la 22 qu’elle a donné d’ailleurs, mais bon, c’est pas pour une fois, elle ne se trompe jamais…
La lumière a clignoté, il y a eu des bruits, des sonneries, encore ces maudites sonneries, et là, ras-le-bol, on ne va pas encore courir ! Elle passe ses journées à courir, ça sert à quoi ? En entrant dans la chambre, le type est étendu sur son lit. Des bruits des sonneries, des voyants qui clignotent… Tiens l’interne de garde arrive en courant… Pour une fois qu’il y a du monde pour s’occuper d’un malade…
Les bruits se sont arrêtés assez vite.
« Trop tard », il a dit, l’interne.



« Le syndrôme d’épuisement professionnel (anglicisme burnout) combine une fatigue profonde, un désinvestissement de l’activité professionnelle et un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail. Il est considéré comme le résultat d’un stress professionnel chronique (par exemple lié à une surcharge de travail): l’individu, ne parvenant pas à faire face aux exigences adaptatives de son environnement professionnel, voit son énergie, sa motivation et son estime de soi décliner ».

« En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consummer, comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte » H. J. Freudenberger, L’épuisement professionnel : la brûlure interne.

 Louis Albert-Lefeuvre, Après le travail

Le burn out, provoqué par des conditions de travail de plus en plus stressantes, par leur ampleur croissante, par la pression imposée par la hiérarchie, par la répétitivité usante, aboutit à une perte d’estime de soi, une perte de motivation, une dépersonnalisation. Il engendre des troubles somatiques (douleurs, insomnies, réduction des défenses immunitaires…), mais aussi des désordres physiologiques (diabète, cholestérol, maladies cardio-vasculaires). Il peut aboutir à des dépressions sévères, voire au suicide. ll touche en particulier les professionnels très investis sur le plan émotionnel dans leur travail (métiers du soin, de l’enseignement, mais pas seulement), et particulièrement attachés à bien accomplir leur mission, ce qui les rend plus vulnérables car plus sensibles au stress… C’est tout sauf une « maladie de paresseux »… H. Freudenberger la définit comme « la maladie du battant ».

Bien que clairement lié aux conditions de travail, le burn out n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle, et engendre, en plus des pathologies physiques et psychologiques, une déconsidération du travailleur, subitement considéré dans son milieu professionnel comme un « faible », un « looser ». Le licenciement est fréquent, et le retour à une vie professionnelle normale, à l’issue d’un long processus de reconstruction, est problématique.

Benoît Hamon, alors député de la 11e circonscription des Yvelines, a fait en 2016 une proposition de loi à l’Assemblée Nationale pour faciliter la reconnaissance des cas de burn out en France.
Il a ensuite fait de ce thème une des priorités de son projet pour l’élection Présidentielle de 2017…

Sources :


1 commentaire:

  1. C'était émouvant de lire cet article ! Ça fait peur de voir comment les métiers évoluent pour devenir de plus en plus "inhumains". Ça me met en colère ! Où va-t-on ? Nous avons des psychopathes au pouvoir qui cherchent à imposer leurs valeurs à tous par des moyens d'oppression économique. Et si tu es trop sensible ou trop "humain", tu es éjecté. C'est à en vomir.

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