On se croise dans la rue, dans les couloirs… L’air de rien…
Qui sait ce qui se cache derrière le regard de Rachel, l’infirmière
toujours tellement présente ?
Depuis des mois, des années, Rachel a de plus en plus de patients et
de moins en moins de collègues dans son service. Elle aime son métier et veut
donner du temps à chacun. Les patients souffrent, sont là parce qu’ils vont
mal, par définition, et elle est là pour qu’ils aillent mieux, ou un peu moins
mal.
Au début de sa carrière, elle pouvait parler avec eux, écouter leur
souffrance, les rassurer, les « materner » un peu, dans cet univers
hostile où ils ont mal, où ils ont peur… C’était il y a presque 20 ans… Comme
cela paraît loin… Elle se souvient des souffrances entendues, des longues
détresses… Son service s’occupe des personnes atteintes de problèmes
neurologiques… Des gens entre la vie et la mort parfois… Les AVC, qui arrivent
en pleine panique (quand ils sont conscients), et repartent (quand ils
repartent) abîmés par cet incident inacceptable, démunis d’une partie de leur
être, du langage, de la mobilité… Tant de souffrances à accompagner vers un
tout petit mieux…
Elle est le point fixe et stable dans ce service. Elle a vu défiler
des jeunes, des stagiaires, infirmiers ou médecins, qui sont partis voir
ailleurs, c’est dur de côtoyer la destruction sans pouvoir tout résoudre. Plus
facile d’opérer, remettre sur pieds et faire sortir un patient réparé, comme
neuf.
Elle, elle s’accroche. Elle a toujours aimé faire face et accompagner
les plus désespérés.
Jusqu’à maintenant, elle s’accroche.
Elles ne sont plus que trois pour tout le service. Dont deux qui « tournent »
régulièrement, et ne sont pas au courant des pratiques. Il faut tout leur
apprendre. Et depuis quelque temps, cela la fatigue, de toujours réapprendre
les bases à des gens qui partent. Ces deux « autres » qui n’ont pas d’identité
durable sont des poids plus que des aides. Elle doit porter leur désarroi puis
les voir partir.
L’hôpital de la petite ville voisine a fermé l’an passé.
Plus de patients, et elles sont toujours 3… Dont elle, seule à tenir
la barre.
Plus de patients, qui défilent, vite. Il faut aller vite.
Il y a deux mois, elle était convoquée par l’administration. Elle
prend trop de temps pour donner les traitements, trop de temps pour écouter
chaque patient.
Il faut aller vite, plus vite, sinon…
C’est la première fois qu’on lui « fait le coup » du « sinon »…
Elle va déjà plus vite, puisqu’il y a trop de monde à s’occuper, que
tous ces gens l’appellent de tous côtés ? Que lui reproche-t-on ?
Les patients, depuis deux ou trois ans, elle les connaît de moins en
moins. Ce n’est plus Monsieur A., c’est « celui
de la chambre 22 », pas le temps de connaître leur histoire, les autres
attendent, et appellent, et ses deux collègues sont démunies.
Et là, on lui dit « plus vite, sinon… »
Remarquez, ça a son avantage de passer moins de temps avec les
patients. On ne s’attache pas. Quand ça finit mal, on a l’estomac moins serré.
Ce sont des passants plus que des patients…
Et puis elle n’est pas leur mère.
C’est bizarre de se dire ça… « Je ne suis pas leur mère ».
Avant, elle aimait bien les materner un peu. Ils étaient sa famille. Elle n’a
pas d’enfants. Pas eu le temps, pas pensé. Et trop tard.
C’est vrai que c’est plus simple de prendre du recul.
Et les nuits sans sommeil à se retourner le cerveau pour M. B. qui ne
marchera plus, ça suffit de se rendre malade pour les autres !… Et
puis il était temps qu’elle prenne des cachets, tout le monde en prend de toute
façon, ce n’est pas bien méchant ! Et au moins elle se pose moins de
questions.
C’est vrai que le matin elle n’a pas envie. Pas envie de courir d’une
chambre à l’autre, de les entendre geindre, tous, et de ne rien pouvoir faire.
Parce que c’est ça le problème : elle ne sert à rien, tout bien réfléchi. Elle
ou une autre… Machine à distribuer les cachets, prendre la tension, et au
suivant. Et puis elle n’en peut plus de ces appels, ces chambres qui sonnent,
et clignotent, elle n’est pas élastique, elle ne peut pas être partout !
On dirait qu’ils le font exprès depuis quelque temps, ils se
plaignent, la critiquent… Tout le monde la critique d’ailleurs, ses collègues
qui ne comprennent rien à ce qu’elle essaie de leur apprendre, ses chefs, les
patients qui la trouvent « méchante, elle a bien changé la petite Rachel,
ça lui est monté à la tête de passer chef de service »… Sauf qu’elle n’a
rien demandé, elle. C’est de la paperasse, en plus de tout le reste, elle
croule sous la paperasse.
Et là, on lui fait le coup du « Il faut aller plus vite, sinon……… »
Pour la peine en sortant, elle n’est pas rentrée ! Un petit tour
par le café du coin, et quelques verres… Pour se remonter le moral.
C’est devenu son petit rituel à elle, le café, les petits verres qui
font du bien… Heureusement qu’elle a ça, parce que sa vie la saoule…
Hier elle a donné son traitement au type de la 22… Elle n’est plus
tout à fait sûre que c’était bien le traitement du type de la 22 qu’elle a
donné d’ailleurs, mais bon, c’est pas pour une fois, elle ne se trompe jamais…
La lumière a clignoté, il y a eu des bruits, des sonneries, encore ces
maudites sonneries, et là, ras-le-bol, on ne va pas encore courir ! Elle
passe ses journées à courir, ça sert à quoi ? En entrant dans la chambre,
le type est étendu sur son lit. Des bruits des sonneries, des voyants qui
clignotent… Tiens l’interne de garde arrive en courant… Pour une fois qu’il y a
du monde pour s’occuper d’un malade…
Les bruits se sont arrêtés assez vite.
« Trop tard », il a dit, l’interne.
« Le syndrôme d’épuisement professionnel (anglicisme burnout) combine une fatigue profonde, un
désinvestissement de l’activité professionnelle et un sentiment d’échec et d’incompétence
dans le travail. Il est considéré comme le résultat d’un stress professionnel chronique
(par exemple lié à une surcharge de travail): l’individu, ne parvenant
pas à faire face aux exigences adaptatives de son environnement professionnel,
voit son énergie, sa motivation et son estime de soi décliner ».
« En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte
que les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous
la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources
internes en viennent à se consummer, comme sous l’action des flammes, ne
laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble
plus ou moins intacte » H. J. Freudenberger, L’épuisement professionnel : la brûlure interne.
Le burn out, provoqué par des conditions de travail de plus en plus
stressantes, par leur ampleur croissante, par la pression imposée par la
hiérarchie, par la répétitivité usante, aboutit à une perte d’estime de soi,
une perte de motivation, une dépersonnalisation. Il engendre des troubles
somatiques (douleurs, insomnies, réduction des défenses immunitaires…), mais
aussi des désordres physiologiques (diabète, cholestérol, maladies
cardio-vasculaires). Il peut aboutir à des dépressions sévères, voire au suicide.
ll touche en particulier les professionnels très investis sur le plan émotionnel
dans leur travail (métiers du soin, de l’enseignement, mais pas seulement), et
particulièrement attachés à bien accomplir leur mission, ce qui les rend plus
vulnérables car plus sensibles au stress… C’est tout sauf une « maladie de
paresseux »… H. Freudenberger la définit comme « la maladie du
battant ».
Bien que clairement lié aux conditions de travail, le burn out n’est
pas reconnu comme une maladie professionnelle, et engendre, en plus des
pathologies physiques et psychologiques, une déconsidération du travailleur, subitement
considéré dans son milieu professionnel comme un « faible », un « looser ».
Le licenciement est fréquent, et le retour à une vie professionnelle normale, à
l’issue d’un long processus de reconstruction, est problématique.
Benoît Hamon, alors député de la 11e circonscription des
Yvelines, a fait en 2016 une proposition de loi à l’Assemblée Nationale pour
faciliter la reconnaissance des cas de burn out en France.
Il a ensuite fait de ce thème une des priorités de son projet pour l’élection
Présidentielle de 2017…
Sources :
C'était émouvant de lire cet article ! Ça fait peur de voir comment les métiers évoluent pour devenir de plus en plus "inhumains". Ça me met en colère ! Où va-t-on ? Nous avons des psychopathes au pouvoir qui cherchent à imposer leurs valeurs à tous par des moyens d'oppression économique. Et si tu es trop sensible ou trop "humain", tu es éjecté. C'est à en vomir.
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